Dans « La Peur en Occident », paru en 1978, l’historien Jean Delumeau reconstituait minutieusement les effets sociaux de la pandémie : rumeurs, déni, recherche de fautifs. La pandémie de coronavirus fait écho de façon troublante aux travaux du chercheur sur les épisodes de peste ou de choléra.
1. Le déni des autorités
« Quand apparaît le danger de la contagion, on essaie d’abord de ne pas le voir. Les chroniques relatives aux pestes font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu’imposait l’imminence du péril […]. Certes, on trouve à une telle attitude des justifications raisonnables : on voulait ne pas affoler la population […] et surtout ne pas interrompre les relations économiques avec l’extérieur. Car la quarantaine pour une ville signifiait difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc. Tant que l’épidémie ne causait encore qu’un nombre limité de décès on pouvait encore espérer qu’elle régresserait d’elle-même avant d’avoir ravagé toute la cité.
2. La légèreté de la population
« [Lors du choléra de 1832, à Paris], le jour de la mi-carême, “Le Moniteur” annonça la triste nouvelle de l’épidémie qui commençait. Mais on se refusa d’abord à croire ce journal trop officiel. H. Heine raconte :
“Comme c’était le jour de la mi-carême, qu’il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards où l’on aperçut même des masques qui, parodiant la couleur maladive et la figure défaite, raillaient la crainte du choléra et la maladie elle-même. Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais. […]”
A Lille, la même année, la population lilloise refusa de croire à l’approche du choléra. Elle la considéra dans un premier temps comme une invention de la police. »
3. La panique et l’exode
« Arrivait toutefois un moment où on ne pouvait plus éviter d’appeler la contagion par son horrible nom. Alors la panique déferlait sur la ville. La solution raisonnable était de fuir. On savait la médecine impuissante et qu’“une paire de bottes” constituait le plus sûr des remèdes. […]
Les riches, bien sûr, étaient les premiers à prendre le large, créant ainsi l’affolement collectif. C’était alors le spectacle des queues auprès des bureaux qui délivraient les laisser-passer et les certificats de santé, et aussi l’engorgement des rues remplies de coches et de charrettes. […] L’exemple donné par les riches était immédiatement suivi par toute une partie de la population. […]
4. Les débuts du confinement
« Voici maintenant la cité assiégée par la maladie, mise en quarantaine, au besoin ceinturée par la troupe, confrontée à l’angoisse quotidienne et contrainte à un style d’existence en rupture avec celui auquel elle était habituée. Les cadres familiers sont abolis. L’insécurité ne naît pas seulement de la présence de la maladie, mais aussi d’une destructuration des éléments qui construisaient l’environnement quotidien.
Tout est autre. Et d’abord la ville est anormalement déserte et silencieuse. Beaucoup de maisons sont désormais inhabitées. Mais, en outre, on s’est hâté de chasser les mendiants : asociaux inquiétants, ne sont-ils pas des semeurs de peste ? Et puis, ils sont sales et répandent des odeurs polluantes. Enfin, ils sont des bouches de trop à nourrir. […] Toutes les chroniques de la peste insistent aussi sur l’arrêt du commerce et de l’artisanat, la fermeture des magasins, voire des églises, l’arrêt de tout divertissement, le vide des rues et des places, le silence des clochers. »
5. La « distanciation sociale »
« Coupés du reste du monde, les habitants s’écartent les uns des autres à l’intérieur même de la ville maudite, craignant de se contaminer mutuellement. On évite d’ouvrir les fenêtres de sa maison et de descendre dans la rue. On s’efforce de tenir, enfermé chez soi, avec les réserves qu’on a pu accumuler. S’il faut tout de même sortir acheter l’indispensable, des précautions s’imposent. Clients et vendeurs d’articles de première nécessité ne se saluent qu’à distance et placent entre eux l’espace d’un large comptoir.
6. Le rejet des malades
« Quelle différence avec le traitement réservé en temps ordinaire aux malades que parents, médecins et prêtres entourent de leurs soins diligents ! En période d’épidémie au contraire, les proches s’écartent, les médecins ne touchent pas les contagieux, ou le moins possible ou avec une baguette ; les chirurgiens n’opèrent qu’avec des gants ; les infirmiers déposent à longueur de bras du malade nourriture, médicaments et pansements. Tous ceux qui approchent les pestiférés s’aspergent de vinaigre, parfument leurs vêtements, au besoin portent des masques ; près d’eux ils évitent d’avaler leur salive ou de respirer par la bouche. […]
Ainsi les rapports humains sont totalement bouleversés : c’est au moment où le besoin des autres se fait le plus impérieux — et où, d’habitude, ils vous prenaient en charge — que maintenant ils vous abandonnent. Le temps de peste est celui de la solitude forcée. »
7. L’abandon des rites funéraires
« D’ordinaire, la maladie a ses rites qui unissent le patient à son entourage ; et la mort, plus encore, obéit à une liturgie où se succèdent toilette funèbre, veillée autour du défunt, mise en bière et enterrement. Les larmes, les paroles à voix basse, le rappel des souvenirs, la mise en état de la chambre mortuaire, les prières, le cortège final, la présence des parents et des amis : autant d’éléments constitutifs d’un rite de passage qui doit se dérouler dans l’ordre et la décence.
En période de peste, comme à la guerre, la fin des hommes se déroulait dans des conditions insoutenables d’horreur, d’anarchie et d’abandon des coutumes les plus profondément enracinées dans l’inconscient collectif. C’était d’abord l’abolition de la mort personnalisée. Au plus fort des épidémies, c’est par centaines, voire par milliers que les pestiférés succombaient chaque jour à Naples, à Lonfres ou à Marseille. les hôpitaux et les baraquements de fortune aménagés en hâte étaient remplis d’agonisants. Comment s’occuper de chacun d’eux ? […]
8. Les héros et les autres
« Pour comprendre la psychologie d’une population travaillée par une épidémie, il faut encore mettre en relief un élément essentiel : au cours d’une telle épreuve se produisait forcément une “dissolution de l’homme moyen”. On ne pouvait qu’être lâche ou héroïque, sans possibilité de se cantonner dans l’entre-deux. L’univers du juste milieu et des demi-teintes qui est le nôtre d’ordinaire […] se trouvait brusquement aboli. Un projecteur à haute puissance était tout d’un coup braqué sur les hommes ; qui les démasquait sans pitié […].
En face des pilleurs de morts ou de maisons abandonnées et de ceux – beaucoup plus nombreux – qui cèdent simplement à la panique, voici les héros qui dominent leur peur et ceux que leur mode de vie (notamment dans des communautés religieuses), leur profession ou leurs responsabilités explosent à la contagion et ne s’y dérobent pas.[…] Jean de Venette fait l’éloge de religieuses parisiennes en 1348 : “Et les saintes sœurs de l’Hôtel-Dieu, ne craignant pas la mort, s’acquittaient jusqu’au bout de leur tâche avec la plus grande douceur et humilité” […] »
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